À écouter : Une sorcière comme les autres d’Anne Sylvestre

Il y a quelque temps, dans cet article, je vous expliquais pourquoi, d’après moi, les hommes devaient arrêter de chanter les femmes. Aujourd’hui, je voudrais vous parler d’une chanson d’Anne Sylvestre. Si jamais vous ne connaissez pas cette chanteuse, hélas trépassée récemment, laissez-moi vous éclairer : elle débute sa carrière à la fin des années 50 où elle est la rare femme de l’époque à chanter ses propres chansons. Elle donne naissance à pas moins de 24 albums de chansons pour adultes, mais aussi 18 compilations pour enfants. Si Les gens qui doutent est certainement son titre le plus connu – et le plus repris, notamment par Vincent Delerm – la discographie d’Anne Sylvestre regorge de pépites féministes : Non, tu n’as pas de nom évoque, par exemple, la problématique de l’avortement, toujours illégal en France à la sortie du titre, quand La faute à Eve s’intéresse, avec ironie, au péché originel. La chanson dont je souhaite vous parler s’appelle Une sorcière comme les autres. 

 

C’est qui, cette sorcière ? 

Une sorcière comme les autres paraît en 1975. Si vous ne l’avez jamais entendue, vous vous demandez peut-être qui est cette sorcière dont parle le titre. A-t-elle un nez crochu comme la sorcière de Blanche-Neige ? Mange-t-elle les enfants comme celle du conte Hansel et Gretel ? Peut-elle se transformer en dragon comme celle de La Belle au bois dormant ?

Eh bien, rien de tout ça. En réalité, par « sorcière », Anne Sylvestre veut simplement parler d’une femme, une femme ordinaire qui peut être n’importe qui. Mais alors, pourquoi ce choix lexical ? La raison est simple : Anne Sylvestre décide, comme le fait le courant féministe des années 70, de se réapproprier ce terme qui a été utilisé, notamment à la Renaissance, pour désigner les femmes libres, capables d’autonomie et non-dépendantes d’un homme (comme les guérisseuses). Celles-ci, considérées comme une menace à l’orde établi, étaient recherchées et exécutées, sous prétexte de sorcellerie, c’est à dire d’usage de magie à des fins diaboliques. De la fin du XVe siècle à fin du XVIIe siècle, les historiens estiment qu’il y a eu entre 50 000 et 100 000 victimes des chasses aux sorcières. À noter qu’encore aujourd’hui dans le monde, des femmes sont tuées pour les mêmes prétextes. 

 

Qu’est-ce qu’elle veut, cette sorcière ? 

La sorcière se raconte 

Dans Une sorcière comme les autres, Anne Sylvestre s’adresse aux hommes à travers le pronom « vous », sans jamais les citer directement. Elle se livre alors à une sorte de recensement des rôles que les femmes tiennent à travers les siècles, rôles attribués par les hommes eux-mêmes. Sans surprise, la femme est d’abord une mère et une épouse. C’est d’ailleurs ce rôle qui est dépeint dans la première partie de la chanson. Anne Sylvestre y parle de la maternité, en insistant sur le fardeau que cela représente. 

« Je vous ai porté vivant
Je vous ai porté enfant
Dieu comme vous étiez lourd
Pesant votre poids d’amour »

Dans la foulée, elle évoque la difficulté d’être une épouse, mise à part de la société, qui n’existe que dans le cadre de son foyer et de son couple. 

« Quand vous jouiez à la guerre moi je gardais la maison
J’ai usé de mes prières les barreaux de vos prisons
Quand vous mouriez sous les bombes je vous cherchais en hurlant
Me voilà comme une tombe et tout le malheur dedans »

 

La sorcière demande à ce qu’on l’écoute 

Tandis que la première partie du texte est plutôt mélancolique, ce qui s’entend également dans l’interprétation de la chanteuse, la deuxième se veut plus revendicative.

« Il vous faut
Être comme le ruisseau
Comme l’eau claire de l’étang
Qui reflète et qui attend »

Anne Sylvestre demande aux hommes, en gros, de la fermer et de l’écouter. Si j’étais mauvaise langue, je dirais qu’elle était bien optimiste, mais passons. Elle s’attache alors à dépeindre les différentes manières dont sont traitées les femmes, en fonction de leur degré de conformisme aux standards imposés par les hommes. Elle en profite pour mettre le doigt sur les contradictions de ces injonctions. 

« Vous m’avez aimée servante
M’avez voulue ignorante
Forte vous me combattiez
Faible vous me méprisiez
Vous m’avez aimée putain
Et couverte de satin »

 

Elle s’énerve 

Dans une envolée dans laquelle la colère se fait plus intense, elle déplore le destin peu enviable qui attend les femmes vieillissantes. 

« Quand j’étais vieille et trop laide, vous me jetiez au rebut
Vous me refusiez votre aide quand je ne vous servais plus »

La vieillesse des femmes. Voilà un sujet intéressant. Car si cette chanson a été écrite en 1975, elle est encore très pertinente aujourd’hui. J’ai récemment vu un commentaire sur Facebook (oui je sais : il ne faut ne jamais lire les commentaires). Un type lambda y expliquait le plus naturellement du monde que l’âge d’or de la femme s’étendait de ses 16 ans à ses 26 ans, tandis que celui des hommes prenait sa suite, soit de 27 ans à leur mort… Devant les réponses quelque peu contrariées à son commentaire, il ajoutait qu’il n’y pouvait rien, que c’était « biologique », « naturel ». Autant dire que moi et mes 28 ans avons été ravis d’apprendre que cela faisait déjà deux ans que nous étions périmés. 

Le problème avec ce genre de propos, c’est déjà qu’ils sont beaucoup trop fréquents et décomplexés. En effet, je me souviens de la super confession de Yann Moix en 2019 : lui même ayant 50 ans, il avait avoué être incapable de désirer une femme de 50 ans et avait dit, en gros « Une femme de 25 ans, c’est bien. Une femme de 50 ans, ça craint. » Sans même parler de déclarations publiques, il n’y a qu’à voir le nombre de personnages médiatiques masculins qui ne fréquentent que des femmes qui ont la moitié de leur âge. Un peu trop pour que ce soit une coïncidence… 

Le deuxième problème avec ces propos, c’est qu’à force, tout le monde finit par s’en convaincre : les vieux mecs ne se sentent plus pisser, et les femmes qui ont dépassé la trentaine se sentent comme des merdes. Génial ! Et qui y gagne à la fin ? Tous les Jean-Connard du monde. 

Bref. Avec tout ça, pas étonnant que la sorcière d’Anne Sylvestre soit un peu vénère. Non seulement elle a été obligée de faire tout ce qu’on lui a dicté, mais à la fin elle se retrouve quand même seule et désoeuvrée. D’ailleurs, c’est de cette fatalité que provient l’archétype de la sorcière des contes, vieille et moche. 

 

Elle se bat 

La dernière partie de la chanson ressemble à une métaphore du féminisme. En effet, la sorcière s’aperçoit de l’injustice de sa situation et, enfin, se rebelle face à son sort. Elle se découvre bien plus forte que ce que les hommes ont essayé de lui faire croire, et elle compte bien s’en servir pour se faire entendre. 

« J’étais celle qui attend
Mais je peux marcher devant
J’étais la bûche et le feu
L’incendie aussi je peux
J’étais la déesse mère
Mais je n’étais que poussière
J’étais le sol sous vos pas
Et je ne le savais pas

Mais un jour la terre s’ouvre
Et le volcan n’en peut plus
Le sol se rompt, on découvre des richesses inconnues
La mer à son tour divague de violence inemployée
Me voilà comme une vague vous ne serez pas noyé »

Je ne sais pas pour vous, mais la poésie de ces deux strophes m’atteint particulièrement. La sorcière, jusque là inerte et passive, se réveille tel le volcan, et ça va faire du grabuge.

« Regardez je suis ainsi
Apprenez-moi n’ayez pas peur »

Par cette requête, Anne Sylvestre demande aux hommes, qui ont toujours modelé les femmes selon leurs désirs, de laisser leur vision rétrograde et leurs fantasmes au vestiaire pour tenter de la voir telle qu’elle est, et surtout de la comprendre. Par l’injonction « n’ayez pas peur », elle sous-entend que la libération des femmes n’est pas une menace pour les hommes, idée encore très largement répandue dans les milieux masculinistes. 

Il y aurait bien davantage à dire sur cette chanson (qui dure tout de même 7 minutes), mais j’espère que ces quelques réflexions vous ont plu. Évidemment, si ce n’est pas déjà fait, je vous encourage à aller l’écouter et, pourquoi pas, à revenir me dire ce que vous en avez pensé. À bientôt !

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Cet article a 2 commentaires

  1. Prissou

    Génial cette découverte ! Merci ! Nouvelle séquence de 3 prête :p