Le problème avec l’humour noir

« Rire est le propre de l’homme » écrivait Rabelais. Même si cette affirmation a depuis été détrompée, et que l’on sait aujourd’hui que les singes, les chiens et même les rats peuvent se fendre la poire, je pense que l’on peut tout de même s’accorder sur le fait que l’humour humain est particulièrement vaste et varié. En effet, ironie, traits d’esprit ou encore jeux de mots fonctionnent selon des mécanismes différents mais sont pourtant des formes d’humour. L’humour noir est l’une de ces formes. Sujet délicat, il mérite néanmoins que l’on s’y intéresse tant il est utilisé. Mettons alors les pieds dans le plat et demandons-nous d’abord ce que c’est, l’humour noir. 

 

L’humour noir, qu’est-ce que c’est ? 

La réponse à cette question représente déjà un problème en soi puisque la définition de l’humour noir varie en fonction des personnes : humour grinçant pour certains, humour provocateur ou encore cruel pour d’autres… Le concept étant souvent mal compris, l’humour noir est donc mal maîtrisé dans de nombreux cas. Tour d’horizon des définitions existantes de cette forme d’humour dont le nom trouve son origine chez André Breton dès les années 1940 : 

  • Wikipédia : « L’humour noir est une forme d’humour qui souligne avec cruauté, amertume et parfois désespoir l’absurdité du monde, face à laquelle il constitue quelquefois une forme de défense. »
  • Larousse : « Humour cruel, grinçant, qui porte sur des situations tragiques et choisit de les présenter comiquement. »
  • TLFi : « Humour qui se manifeste à propos d’une situation, d’une manifestation grave, désespérée, ou macabre. »
  • Linternaute : « Humour dénonçant l’absurdité du monde de manière cruelle et désabusée. »

Dans ces définitions, nous retrouvons bien l’idée que l’humour noir consiste à rire de sujets difficiles. Néanmoins, et c’est regrettable, seulement deux mettent en avant un élément pourtant essentiel : l’humour noir dénonce ou, en tout cas, son émetteur déplore ce dont il est en train de rire.

Au regard du flou sémantique entourant ce type d’humour, il n’est pas étonnant que beaucoup de « blagues » qui nous sont aujourd’hui présentées comme de l’humour noir relèvent en réalité d’un humour de merde, au mieux, et au pire, d’un humour oppressif. 

 

L’humour noir ou le rempart des oppresseurs

Qui, en exprimant sa contrariété face à une plaisanterie douteuse, ne s’est jamais entendu répondre un « c’est du second degré » ou encore un « t’as pas d’humour » ? Pas grand monde, pour la simple raison que manier l’humour, et a fortiori l’humour noir, est un processus qui nous engage personnellement. Exemple : 

Paul se trouve avec des amis. Tout le monde s’amuse, est content, oublie la vacuité de l’existence. Son pote Jérôme se lance dans la narration d’une histoire drôle. Il n’a même pas le temps de finir que l’audience se roule déjà par terre, hilare. Il faut dire qu’il a un talent inné pour ça, Jérôme. Paul, un peu jaloux de l’attention gagnée par son ami, décide d’enchaîner avec une blague à propos d’une blonde, d’un juif et d’une chèvre. Il l’a lue sur le compte twitter de Jean-Marie Bigard ce matin et l’a trouvée extra. Il s’exécute donc, peinant à ne pas rire d’avance. Lorsqu’arrive la chute finale, Paul se tait et attend. Rien. Plus personne ne rit ni ne sourit, et il ne peut que constater les regards tournés vers lui, perplexes pour certains, carrément assassins pour d’autres. Il tente finalement un gauche « vous avez compris ? » puis s’enfonce dans son fauteuil, penaud, espérant que les conversations reprennent rapidement. 

Ne vous inquiétez pas trop pour Paul. Il mettra quelques jours à soigner son ego mais il survivra. Parce que c’est bien de ça dont il s’agit : l’ego. En racontant sa blague, Paul voulait faire rire, mais aussi et surtout être validé par l’auditoire, gagner des points de charisme si vous préférez. Sauf que si personne ne rit, pas de validation pour Paul. Pire encore : si quelqu’un critique sa blague et traite Paul de, au hasard, connard misogyne et antisémite, c’est toute sa personne qui est remise en question et pas seulement sa petite histoire. 

Tout ça pour dire que les gens en général et les humoristes vont souvent préférer défendre bec et ongles leur « humour » en criant que « c’est du second degré » plutôt que de se remettre en question. Parce que se remettre en question, c’est trop dur. Ça fait bobo à l’ego. 

 

Le point Desproges 

La fameuse maxime « on peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui» est souvent prononcée par des personnes qui viennent de faire une blague oppressive qui n’a pas fait rire. On ajoute à ça le « on ne peut plus rien dire » et on obtient déjà de quoi commencer une grille de bingo.

L’ennui, c’est que cette phrase célèbre est, tout comme le concept général d’humour noir, mal comprise. En gros, Desproges ne voulait pas dire que c’était ok de faire des blagues sur les noirs et que ceux qui ne riaient pas étaient trop cons pour comprendre cet humour subtil. Pas du tout. Il voulait simplement dire que l’agneau ne se bidonne pas à propos du hachoir en compagnie du boucher. 

Et puis bon, de toute façon, quelles qu’aient été ses idées, sortir la carte Desproges, c’est aussi lui donner autorité sur la question. Certes, il a marqué le paysage médiatique français à une certaine époque, mais est-ce une raison suffisante pour le nommé grand maître de l’humour ? Je ne pense pas.

(Si vous souhaitez en apprendre davantage à ce sujet, je vous conseille cet article de Libé.)

 

Humour noir ou pas ? 

« L’humour noir est une forme d’humour qui souligne avec cruauté, amertume et parfois désespoir l’absurdité du monde, face à laquelle il constitue quelquefois une forme de défense. »

Pour terminer et en m’appuyant sur la définition ci-dessus, je vais revenir sur quelques scandales médiatiques provoqués par l’humour noir dont aurait fait preuve certaines personnalités publiques. 

On s’amuse avec les violences sexuelles

Pour ce premier exemple, parlons de Jean-Marie Bigard. Oui, c’est la deuxième fois que je l’évoque dans cet article, mais il faut dire que globalement, il cherche… 

Donc, en 2019, Bigard est l’invité d’une délicieuse émission culturelle, « Touche pas à mon poste ! ». Comme c’est un incorrigible bout-en-train, il ne peut s’empêcher de raconter une blague. Et quelle blague, mes amis ! Je n’ai hélas pas son talent de narrateur, je vais donc expliquer grossièrement la teneur de la plaisanterie : 

Une femme consulte son médecin pour une déchirure. Le docteur lui intime alors de se déshabiller, l’attrape par le chignon, la plaque sur le bureau puis la « défouraille » et « l’encule à sec ». Enfin, il lui dit : « Voilà, c’est ça une déchirure. »

Hilarant, n’est-ce pas ? 

Si je reprends la définition choisie de l’humour noir, deux éléments entrent donc en considération : le sujet grave et sa dénonciation. En ce qui concerne le sujet, on est bons, le viol étant pratiqué en toute impunité dans la majorité des cas (coucou Darmanin !). En revanche, concernant la dénonciation : niet, nada, que dalle. Autrement dit, la blague de Bigard n’est donc pas un trait d’humour noir visant à critiquer la pratique du viol, c’est juste une « blague » bien misogyne et puante. Et vous vous souvenez quand je parlais de l’importance de l’ego dans tout ça ? Eh bien, face aux critiques suite à son passage dans TPMP, Bigard en a remis une couche en affirmant que « les vraies femmes ne prennent pas ombrage » de son humour oppressif, au contraire des « connasses qui veulent avoir des couilles comme nous ». Édifiant. 

On s’amuse avec la violence conjugale

En 2017, l’ex-animateur Tex profite de sa présence dans l’émission « C’est que de la télé » pour raconter la blague suivante : 

« Les gars, vous savez ce qu’on dit à une femme qui a les deux yeux au beurre noir ? On ne lui dit plus rien, on vient déjà de lui expliquer deux fois ! »

Ce qui est « amusant », c’est que Tex lui-même savait que sa vanne risquait fort de ne pas passer : il commence avec « c’est un sujet super-sensible » puis, avant la chute, enchaîne avec « elle est terrible celle-là ». Du coup je pense qu’il regrette de ne pas s’être ravisé finalement. Tant pis pour lui. 

Dans le même esprit que celle de Bigard, cette blague évoque bien le sujet dramatique des violences conjugales, sans pour autant dénoncer quoi que ce soit. Au contraire, à travers l’apostrophe « les gars » puis l’utilisation du pronom « on », Tex va jusque’à créer une complicité, une connivence avec les hommes de l’assemblée : « C’est comme ça qu’on dresse une femme, pas vrai les copains ? héhé ». 

Et comme Bigard, Tex est après cela persuadé d’être victime d’une injustice. Il écrira même un recueil d’histoires drôles… Dans une interview pour Le Huffpost, il évoquera la blague qui l’a fait renvoyer en affirmant qu’elle « était totalement anodine, tout le monde la connait. C’était censé faire passer les hommes pour des imbéciles…ceux qui frappent les femmes. » Ah oui, vraiment ? Tu nous prendrais pas pour des jambons, Tex ? 

On s’amuse avec le féminicide 

Pour finir, j’ai choisi une image, parce qu’une image vaut plus que mille mots, parait-il. Voyez plutôt : 

Cette affiche en faveur du TGV a vu le jour fin 2017 à Béziers. Mais alors, que représente-t-elle ? Une femme qui crie, ligotée sur des rails, pendant qu’un train à vapeur roule vers elle. On devine facilement la suite : le train va l’écraser. On pourrait se demander où est l’humour là-dedans, mais c’était sans compter le texte : « Avec le TGV, elle aurait moins souffert ! » Ah oui, très drôle en effet. La femme sur l’affiche serait morte quand même, mais plus rapidement. Là encore, le message est surtout à destination des hommes, ceux qui seraient susceptibles d’attacher leur femme à une voie ferrée donc : « On n’a pas encore le TGV à Béziers, tu devrais plutôt l’étrangler, à l’ancienne. » 

Face aux critiques de cette campagne d’affichage, le maire de Béziers, Robert Ménard, réplique qu’il s’agit simplement d’humour noir. Ah ! Et ce n’est pas tout : lorsque l’ancienne ministre des droits des femmes Laurence Rossignol lui indique que seulement quelques mois plus tôt, un homme avait assassiné sa compagne de cette manière, Robert Ménard s’indigne que ce fait divers soit associé à ses innocentes affiches.

C’est vrai quoi, c’est pas de sa faute si des hommes tuent leur femme, et puis c’est un peu drôle quand même, non ? 

Pour conclure, je dirais que l’humour noir n’est pas un problème en soi et que le soucis vient surtout des personnes qui s’en servent mal et qui justifient leurs blagues oppressives grâce à lui. C’est devenu automatique : si une vanne offusque, c’est qu’elle a été prise au premier degré. Et comme les exemples abordés plus haut le montrent, la remise en question de beaucoup d’oppresseurs n’est pas pour tout de suite. Alors en attendant que ça bouge, qu’est ce qu’on doit faire ? Continuer à épingler ces soi-disant libre-penseurs déjà. Et puis se moquer d’eux surtout, ça défoule. 

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